La monnaie entre souveraineté et diversité

La monnaie fascine les sciences sociales depuis leur constitution en corpus de pensée autonome. Souvent considéré comme « fait social total »[1], le phénomène monétaire n’a d’ailleurs au fond jamais cessé d’intriguer les experts savants et conseillers du prince depuis le Moyen Age tout en conservant, jusqu’à une période extrêmement récente, une capacité à surprendre, comme en témoigne la très longue période contemporaine de taux d’intérêts réels négatifs. Ainsi, défiant les résultats de toutes les écoles de pensées, la monnaie forme une énigme persistante qui nous met au défi de la penser encore et toujours. C’est aujourd’hui un thème redevenu d’une actualité saisissante, que ce soit à travers l’explosion des dettes dites souveraines, l’émergence dynamique et chaotique des monnaies alternatives et des crypto-monnaies, de l’énigme de taux d’intérêts demeurés négatifs jusqu’à la fin de 2021 … de l’enjeu – colossal – de la relance économique et, « en même temps », du financement de la transition écologique.

Cet appel part de la conviction que la difficulté à résoudre l’énigme monétaire tient à sa dualité, économique et politique, et que ceci nécessite l’articulation de différents regards disciplinaires : économie, sociologie, anthropologie, mais aussi histoire et sciences politiques[2]. C’est bien l’intérêt de la Revue française de Socio-économie - et cet appel en témoigne - d’être ouverte non seulement aux différentes sciences sociales, mais encore de susciter le dialogue entre elles, ce qui est absolument indispensable pour saisir le phénomène monétaire. Les rapports qui se nouent entre politique et économie dans cette institution monétaire posent, plus précisément une question revenue récemment au premier plan des débats théoriques et politiques : celle de la souveraineté. Cette question peut se décliner selon plusieurs thèmes :

I. Les crises récurrentes de ces dernières années ont remis en cause le mythe d’un univers globalisé parfaitement gouvernable par le biais d’un système de règles automatiques. En économie, l’incertitude radicale existe et requiert une capacité à agir souverainement : cela donne à voir l’irréductibilité politique du fait monétaire. Ce retour à la question de l’action politique monétaire et donc de la nécessité de poser la question de la légitimité de cette souveraineté monétaire est ainsi à nouveau devant nous. Il faut un acteur monétaire au sens plein du terme : qui est-il ? Qui peut-il être en dehors de la forme traditionnelle de l’Etat nation ? Comment se construit cette souveraineté ?

II. Cette question de la souveraineté se double d’une réflexion sur la diversité des formes et des modes d’exercice de cette souveraineté à la lumière, notamment, des processus plus ou moins aboutis d’unification monétaire dans différentes zones géographiques.

a. On pense, évidemment, à l’expérience singulière de la zone euro dans laquelle la monnaie unique s’accompagne de formes de souveraineté de niveaux et de périmètres différents - depuis celle que tentent d’exercer les différents États, jusqu’à celle, pourtant politiquement indépendante, de la banque centrale… qui dirige ? qui décide ? quelles sont les forces et quelles sont les fragilités de ce processus ?

b. Cette diversité des formes de souveraineté monétaire suppose de penser les différentes aires géographiques et culturelles : on pense à l’étude des processus d’unifications en cours, notamment en Afrique, mais aussi en Asie ou en Amérique latine … Quelles sont les spécificités géographiques de ces zones monétaires ? Que penser de leur avenir ? Comment devraient /pourraient-elles évoluer ?

III. Cette diversité se lit aussi dans le temps long. La démarche historique est absolument nécessaire pour éclairer les débats contemporains, comme cela a pu être fait, à d’autres moments clés[3]. Les discours et les usages constatées dans l’histoire longue ont toujours nourris et nourrissent les réflexions sur cette institution essentielle de la vie sociale[4] . Antiquité gréco-romaine Syrie, mondes phéniciens d’Orient et d’Occident, Egypte, Chine…dans ces autres lieux et moments de l’histoire, les usages de la monnaie étaient tout à fait essentiels et leur compréhension l’est aussi pour penser la diversité des formes monétaires et le rapport au politique.

IV. Cette diversité porte enfin sur le type de support monétaire. Le développement des crypto-monnaies, voire le véritable engouement qu’elles suscitent, crée un vrai sujet d’interrogation et de recherche. Cela questionne directement la souveraineté monétaire : faut-il réguler ce phénomène ? Comment le faire ? Qui doit le réguler ? sur quel espace ? 

Ces thématiques sont non limitatives. Elles illustrent le fait que le retour de la question de la souveraineté se pose dans le cadre du fractionnement croissant du système monétaire mondial, et actent que cette diversité des formes monétaires met en cause avec une nouvelle acuité, non seulement le principe mais aussi la forme et le mode d’exercice de la souveraineté, question que nous pensons essentielle d’éclairer par cette analyse de large spectre, aux plans temporel, géographique et culturel et, bien sûr, disciplinaire. Dans un monde travaillé par des forces contraires, entre mondialisation et démondialisation, penser la monnaie au prisme des différentes sciences sociales, à travers la question de la souveraineté et de la diversité, nous semble aujourd’hui absolument crucial.

Coordinateurs : Jérôme Maucourant, Clément Lenoble, Nicolas Postel

Date limite d’envoi des textes : 15 décembre 2022

Les articles d’une longueur maximale de 60 000 signes (espaces et notes de bas de page compris) doivent parvenir par voie électronique à : rf-socioeconomie[at]univ-lille.fr. Ils doivent impérativement être présentés selon les normes éditoriales de la revue (Consignes aux auteurs).

 

[1] Notamment par Aglietta et Orléan (1982) dont l’ouvrage a contribué à remettre la focale sur cet objet dans les années quatre-vingt.

[2] Volonté repérable dans les travaux institutionnalistes en général, et notamment dans ceux menés par Karl Polanyi.

[3] Peu après Aglietta et Orléan, Le livre de Jean-Michel Servet Nomismata – état et origines de la monnaie (1984) a ainsi constitué un exemple remarquable d’approche interdisciplinaire partant de la période antique.

[4] Voir le très récent ouvrage en ligne Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Pessac, Ausonius éditions, 2021